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DES SAVOIRS ENDOGÈNES AU DÉVELOPPEMENT ENDOGÈNE

Publié le par Barbidoo

DES SAVOIRS ENDOGÈNES AU DÉVELOPPEMENT ENDOGÈNE :
LE PARI DE L’INTÉGRATION AFRICAINE
KOUMA Youssouf*
RÉSUMÉ
Les savoirs endogènes et le développement endogène sont deux notions qui ont une paternité différente. La première naît sous la plume de Hountondji et la seconde sous celle de Ki-Zerbo. Malgré cette différence, les deux notions ont pourtant une parenté épistémologique et conceptuelle, qui met en dialogue ces deux penseurs, comme volonté d’offrir à l’Afrique le terreau et le fertilisant épistémologique qui en sera la matrice scientifique, économique et sociale. L’un est en amont ce que l’autre est en aval : le développement endogène a comme ressources intellectuelles, sociales, économiques et scientifiques les savoirs endogènes. Comme tels, les savoirs endogènes et le développement endogène reposent sur l’exigence d’intégration africaine, celle de rendre plus manifeste le contenu des savoirs et la rationalité que contiennent les cultures africaines.
MOTS CLÉS
Savoirs endogènes, développement endogène, développement et progrès, conscience historique, intégration africaine, épistémologie, science, rationalité.
ABSTRACT
Endogen knowledges and endogen development are two notions that have different paternity. The first appeared under the pen of Hountondji and the second from the thought of Ki-Zerbo. In spite of this difference, these two notions have a very close epistemological and conceptual relation, which establishes a dialogue between these two thinkers, as a will giving to Africa an epistemological space and fertilizing, which will be the scientifical, economical and social matrix. The first is at up stream for the second which is at down stream: endogen development has as intellectual, economical, social and scientifical endogen knowledges resources. In that way, endogenous knowledges and endogenous development settle on African integration requirement, which consist in spotlighting african cultures knowledges and rationality.
KEY WORDS
African cultures, endogen development, endogen knowledges, historical conscienness, African integration, epistemology, rationality.
* Université de Bouaké, Côte d’Ivoire.
INTRODUCTION
Pourquoi l’Afrique est-elle sous-développée ? Est-elle réfractaire au développement ? Est-elle condamnée à consommer des modèles ou des théories de développement prêt-à-porter ? Mais, le développement peut-il s’imposer de l’extérieur sans références à des valeurs locales ? Les cultures africaines seraient-elles en cause ? Dans ce cas, faut-il donner une caution aux théories d’un re-formatage structurel des cultures africaines? Un modèle scientifique et social est-il capable d’émerger sur le sol culturel africain comme exigence épistémologique et comme voie d’accès au développement ?
Partagés entre afro-pessimistes et afro-optimistes ces questions ont été mille fois posées. Avec des fortunes diverses, des modèles ont été expérimentés. En prospérant dans le sillage de l’idéologie coloniale les afro-pessimistes tel Étounga-Manguellé1 ou Axelle Kabu2, dans un comparatisme réducteur, ont déclaré les cultures africaines inaptes au développement. Dans un élan apologétique narcissique, la négritude de type senghorien, en versant dans l’auto-célébration dans la recherche effrénée d’une authenticité pucelle a produit « un substantialisme unitaire »3
Cependant, en ignorant le potentiel énergétique de ses cultures l’Afrique semble chuter dans la pauvreté et la paupérisation, mieux dans une certaine pauvreté anthropologique selon le mot de Mveng. Dès lors n’est-il pas impérieux de re-placer et re-centrer les cultures africaines au coeur du développement africain sans tomber dans le spécifisme ou le particularisme ? Adoptant une position médiane, une forme de réalisme critique, Hountondji et Ki-Zerbo, à partir d’un modèle d’intégration qui s’incarne dans les cultures africaines pensent que l’Afrique peut accéder au développement. Si le premier propose le terme de "savoirs endogènes", le second quant à lui parle de "développement endogène". Qu’est-ce que les savoirs endogènes ? Qu’est-ce que le développement endogène ? Comment ces deux notions peuvent-elles s’articuler ? Le développement endogène ne trouve-t-il pas ses racines dans les savoirs endogènes, entendus comme le potentiel moteur des cultures africaines ? Les savoirs endogènes ne constituent-ils pas le capital de fonctionnement du développement endogène ?
La présente réflexion tente de montrer que le passage des savoirs endogènes au développement endogène peut permettre à l’Afrique de re-centrer son capital épistémologique, intellectuel culturel, humain et symbolique au coeur de son propre processus historique comme procès de re-appropriation épistémologique et d’asseoir un modèle d’intégration.
I- LES SAVOIRS ENDOGÈNES COMME POTENTIEL ÉNERGÉTIQUE ÉPISTÉMOLOGIQUE ET CULTUREL DE L’AFRIQUE
La notion de savoirs endogènes4 est un terme forgé par le philosophe béninois Paulin Jidenu Hountondji. Elle implique déjà par sa formulation même un savoir centré, orienté, ancré dans une culture, comme son capital épistémologique, comme ressource propre à investir. C’est un ensemble de savoirs qui s’incarnent dans une tradition de pensée comme toute autre. Le mot endogène, renvoyant au lieu de production, signifie que ce savoir a son origine en-soi, dans le fond d’un ensemble de données culturelles qui en est le carburant ou le combustible, c’est-à-dire qu’il émerge à partir de soi, en tant qu’il prend appui sur les données empiriques et intellectuelles d’une culture. C’est le résultat à la fois opératoire et opérationnel issue de l’acte d’une subjectivité qui a pensé ou théorisé ses rapports dialectiques avec la nature et de la société.
Autrement dit, les savoirs endogènes doivent s’entendre comme un ensemble de productions internes à soi, minerai d’un gisement culturel qui fécondent l’agir social individuel et collectif, comme résultats d’expériences collectives ou communautaires passés et présentes d’un peuple. Ces savoirs,
1 Daniel Etounga-Manguele, L’Afrique a-t-elle besoin d’un programme d’ajustement culturel ?, Paris, Nouvelles du Sud, 1992.
2 Axelle Kabou, Et si l’Afrique refusait le développement ? Paris, L’Harmattan, 1996.
3 Jean-Godefroy Bidima, La philosophie nègro-africaine, Paris, P.U.F, 1995, p. 3.
4 Paulin Jidenu Hountondji, (Sous la direction de), Les savoirs endogènes, pistes pour une recherche, Paris, Karthala, 1994.
comme activités scientifiques et sociales, ont leur processus de germination et de génération qui s’origine dans des pratiques et vécus culturels. C’est pourquoi d’ailleurs, dans leurs dimensions cumulatives, les savoirs endogènes peuvent être aussi perçus comme la somme des expériences épistémologiques et gnoséologiques passées et présentes théorisées ou codifiées d’un peuple.
C’est une pensée, nous dit Hountondji, dont les racines s’incarnent dans une « activité scientifique autocentrée »5, c’est-à-dire non-extravertie, dont l’origine n’est pas située en dehors du sujet individuel ou collectif qui l’a produite et la vit comme une expérience épistémologique et sociale. Sa nature et son intention ont pour matrice et pour finalité l’espace culturel qui l’a fait être. L’endogénéité de cet ensemble de savoir renvoie à des pratiques culturelles comme activités théoriques et pratiques aux plans sociaux, scientifiques et technologiques au sein d’un groupe social.
« Le terme évoque l’origine des savoirs en question en les désignant comme des produits internes tirés du fonds culturel propre, par rapport aux savoirs exogènes, importés d’ailleurs6.
Son caractère endogène renvoie seulement à son lieu d’émission en amont, en tant que fruit de la dialectique de l’homme avec la nature ou son environnement, codifié sous forme de savoir et de savoir-faire en aval.
L’endogène définit la structure interne d’héritage se rapportant aux modes d’existences matérielles et théoriques du système de pensée en vigueur dans une civilisation. Écoutons Hountondji à ce sujet :
« On appellera savoir endogène une configuration culturelle donnée, une connaissance vécue par la société comme partie intégrante de son héritage, par opposition aux savoirs exogènes qui sont encore perçus, à ce stade au moins, comme des éléments d’un autre système de valeurs. »7
Les savoirs endogènes désignent précisément « ces savoirs ancestraux sur les plantes, les animaux, la santé et la maladie, ces techniques agricoles et artisanales anciennes »8, et existant comme activités théoriques et pratiques scientifiques au coeur des cultures africaines. Ils font référence à ces « acquis d’expériences gnoséologiques, inventives et technologiques »9 dont regorgent les cultures africaines dans maints domaines : la médecine, la pharmacopée, la biologie, l’agriculture, la botanique, la technologie, etc.
L’écueil qu’il faut éviter est de penser que cette lecture serait absolument une spécificité négro-africaine, où une façon d’enfermer les cultures africaines, en en faisant une particularité réductrice et inféconde, prisonnière de sa différence10 selon l’expression d’Augustin Dibi. L’endogène n’est ni un passéisme idéalisé, ni un enkystement, encore moins le traditionnel. Ce n’est ni un palliatif ni un investissement réactionnaire prospérant dans l’économie du ‘’faire comme’’ l’autre. Ce n’est pas non plus « une exigence de technologie sous-développée pour sous-développés confrontés à la difficulté d’accès aux technologies modernes du fait de la pénurie de capitaux ou du refus du principe de la délocalisation ou du transfert de technologie.»11 Il est surtout au coeur des dynamismes multiples dans le champ ouvert des mutations que les peuples et les civilisations vivent, subissent et construisent de façon consciente et responsable comme projet individuellement collectif.
Les savoirs endogènes, il faut le préciser, existent et ont existés dans toutes les cultures et dans toutes les civilisations humaines.
5 Paulin Jidenu Hountondji, op. cit., p. 9.
6 Idem, p. 14.
7 Idem, p. 15.
8 Idem, 11.
9 Obarè Badogo, « Savoir endogènes et défis de la modernité scientifique : réflexions d’un archéologue », L’ancien et le nouveau. La production du savoir dans l’Afrique d’aujourd’hui, (sous la direction de Paulin J. HOUNTONDJI), (Cotonou, Centre Africain des Hautes Etudes, 2009) p. 62.
10 Augustin Kouadio Dibi, L’Afrique et son autre, la différence libérée, Abidjan, Stratéca Diffusion, 1981.
11 Koffi Niamkey, « L’exigence d’endogénéité et la problématique du développement » La nattes des autres. Pour un développement endogène en Afrique, Acte du colloque du Centre de Recherche pour le Développement Endogène (C.R.D.E.), Bamako, 1989, CODESRIA, Paris, Karthala, 1992, p. 121.
« Dans la mesure où le développement technique a toujours été un processus cumulatif en Afrique comme partout ailleurs dans le monde, l’étude prend en compte tous les savoirs et savoir-faire, préhistoriques ou historiques, antiques, précoloniaux ou récents, qui participent du fonctionnement de nos sociétés. »12
Ces savoirs ne doivent pas rester dans le nid de leur être-là culturel ou ethnologique. Il faut en remanier le fond. « Cette opération de décentrement renchérit et approfondit nos convictions quant aux motifs ethnologiques de la pensée »13, qu’il faut dépasser à travers l’introduction de la notion de savoirs endogènes.
Pour Hountondji, les savoirs endogènes ont une visée universaliste. Car, toutes les formes de savoir ou de pratiques scientifiques anciennes ou modernes prennent appui sur le sol nourricier d’une culture. Loin d’une certaine approche ethnologisante qui les rendait prisonniers d’une certaine vision ancestrale archaïsante, les savoirs endogènes ainsi perçus, heureusement ou malheureusement comme magico-religieuse, visent à restituer à l’Afrique son objectivité scientifique et intellectuelle. Il appartiendra à la communauté des scientifiques de se pencher sérieusement sur ces savoirs et de les recueillir au près de ses détenteurs, de ceux qu’on appelle précisément : guérisseurs, devins, griots, cordonniers, forgerons, chasseurs, sorciers, etc. Ce sont eux les producteurs de connaissances intellectuelles et scientifiques. À ce titre, ils font office d’intellectuels et de savants aux côtés des diplômés et des universitaires en Afrique.
Libérés de manière critique par une restauration ou une restructuration de l’apparaître de leur fond, cet ethnos, qui en fait, d’une part, un gisement épistémologique et culturel, et d’autre part un genre mineur dans le registre épistémologique de la modernité, ces savoirs pourront être mieux codifiés dans leur rapport dialectique à la modernité scientifique. Ils bénéficient déjà de travaux d’études et de recherche dans les universités africaines et de publications scientifiques14.
Il appartient aux hommes de science lato sensu (impliquant tous ceux qui ont un rapport spécifique à l’étude, à la recherche et à l’enseignement ou à la culture en générale) de les répertorier et de les analyser. Et, par la suite, il faudra confronter les différentes approches épistémologiques pour leur donner un peu plus de cohérence, de pertinence, d’intelligibilité et d’unité au niveau conceptuel et de la démarche, s’ils en sont dépourvus, en référence aux pratiques scientifiques modernes. Ce travail exigera, parfois, des approches non-classiques, c’est-à-dire qui impliquent de forger de nouveaux outils intellectuels et conceptuels au plan méthodologique, pour la compréhension de ces réalités qui évoluent dans le sillage de l’oralité. Il devient donc nécessaire de mettre en place de nouveaux paradigmes, car les anciennes références sont, peut-être devenues inopérantes dans le champ de la pratique scientifique et du travail épistémologique.
Selon Edgar Mba, le travail épistémologique doit reposer sur une approche plurielle, disons interdisciplinaire pour parler plus juste. Cela signifie que les savoirs endogènes qui se trouvent à l’intersection de toutes les sections de la pratique scientifique, implique le recours à « une méthodologie hybride »15 dans une vision holiste. Ces savoirs, comme le dit Ki-Zerbo, appartiennent à des cultures et à des sociétés « essentiellement intégrées où tout se tient et où tous tiennent. Seules les exigences de l’exposé imposent artificiellement les divisions suivantes : économie, sociétés, cultures. »16 Cela signifie clairement que tous les éléments s’emboitent les uns dans les autres au sein d’un ensemble qui permet d’en comprendre la rationalité, son principe de raison, c’est-à-dire les mécanismes de fonctionnement en
12 Obarè Badogo, op. cit., p. 63.
13 Bourahima Ouattara, « Figures ethnologiques de la pensée », Cahiers d’études africaines [en ligne], 157| 200, mis en ligne le 24 avril 2003, consulté le 14 août 2011. URL : http://etudesafricaines.revues.org/4.
14 Paulin Jidenu Hountondji, La production du savoir dans l’Afrique aujourd’hui, l’ancien et le nouveau, Cotonou, Centre Africain des Hautes Etudes, 2009). On peut aussi consulter la revue spécialisée du Cames sur la pharmacopée et la médecine traditionnelle africaine.
15 Edgar Mervin Marital Mba, « Prolégomènes méthodologiques à l’études épistémologiques des savoirs traditionnels africains », Ethiopiques, N° 80, Novembre 2008, p. 184.
16 Joseph Ki-Zerbo, Le monde africain noir, Paris, Hatier, 1972), p. 31.
tant que principe de sa systématicité. Ce qui exige une vision et une lecture macroscopique, pour en déceler les fils enchevêtrés de ses présupposés éthique et métaphysique. Se dessine en filigrane le début de l’émergence d’un nouvel esprit scientifique, fait de rupture critique, radicale et ouverte selon le mot de Gaston Bachelard.
À partir de ce présupposé, il faut donc comprendre que toute activité théorique, scientifique ou technologique ne peut prospérer que sur le sol culturel d’une tradition particulière de pensée qui lui a donné naissance, et dont elle ne reste pourtant pas prisonnière, au nom de l’universalité de ses méthodes et de ses démarches, parce que la science est universelle. L’intention manifeste est de voir à « l’oeuvre le travail du rationnel »17, de fonder une démarche scientifique à l’image des autres régionalités de la connaissance, si possible quand la démarche l’exigera, en utilisant des procédures méthodologiques qui sortent des chemins classiques, mais dont la visée est de démarginaliser le contenu de savoirs des cultures africaines.
Après les travaux des penseurs de l’Ecole de Francfort sur la notion de raison, où cette dernière apparaît sous une multitude de mode d’être et d’approche, on en a, désormais, une appréciation différenciée. Il y a autant de mode de perception de la raison qu’autant d’activités humaines sur le plan théorique que sur le plan pratique. Même si la rationalité comme faculté est une dans sa nature, elle est plurielle dans son fonctionnement. Ainsi, il y a une seule rationalité avec des approches différenciées. Pour couper court : il existe des rationalités au creuset du fonctionnement de la raison. L’une des conséquences de cette affirmation est d’admettre que le rationalisme de type cartésianiste ne peut tout cerner. L’infinie richesse de la réalité lui échappera.
« Penser la rationalité comme exigence universelle, inhérente à toutes les cultures, en reconnaître les modèles concurrentes ou complémentaires, en examiner de manière critique les formes aujourd’hui dominantes, remettre à sa place le faux universel qui se drape de manteau de l’universel, ouvrir des pistes pouvant permettre de construire de plus en plus large, de plus en plus universelle (…). »18
Ce travail du rationnel à pour enjeu de tracer le « trajet conscient, intelligible »19 qui va permettre à ces savoirs endogènes de s’intégrer de manière critique et rationnelle. Leur crédibilité est à ce prix. Il s’agira de mettre en évidence leur rationalité : c’est ce pari pour la rationalité qu’il faut gagner. Ce pari de la rationalité est aussi celui de l’intégration, intégration rationnelle, critique et responsable au patrimoine universelle de la pensée et de la science, oeuvre chaque culture particulière. La notion, en mettant en lumière les sources et la nature de la production des savoirs dans l’Afrique d’aujourd’hui, opère donc un dépassement comme rupture avec le passé, et instaure une continuité avec le présent.
Selon Hountondji, la notion de ‘’savoirs endogènes’’ se veut une alternative aux notions de tradition, traditionnel ou indigène. Ces termes, sous l’inspiration de l’anthropologie colonialiste ont fossilisé les cultures africaines, en devenant des monades leibniziennes, sans portes ni fenêtres, c’est-à-dire fermés et renfermés. Si la tradition renverrait à ce qui est ancien, archaïque et dépassé comme stade obsolète dans la chronologie du développement sur l’axe du progrès comtien des trois états (théologique, métaphysique et positiviste), le traditionnel comme adjectif en décrirait l’état statique et stationnaire. Quant à indigène, il serait la marque de ce qui est dévalué, renvoyant à l’état de primitivité.
Si le mot tradition et sa déclinaison adjectivale en traditionnel bénéficient d’une certaine tolérance, le mot indigène, par contre, a une connotation absolument péjorative, renvoyant à une expérience historique d’arraisonnement totalitariste et perçu, comme tel, par l’observateur étranger « comme une curiosité locale »20. Sous ce rapport, les cultures africaines sont tombées sous la catégorie de l’essence, entité imperméable au changement et qui n’a d’utilité que le fonctionnement exotique de son mode d’être perçu sous le rapport du fantastique. La richesse des cultures africaines se laisserait accueillir comme une
17 Paulin Jidenu Hountondji, (Sous la direction de), Les savoirs endogènes, pistes pour une recherche, op. cit., p. 19.
18 Paulin Jidenu Hountondji (sous la direction de), « Introduction », La rationalité une ou plurielle, Dakar/Paris, Codesria/Unesco, 2002, p. 4.
19 Idem, p. 12.
20 Paulin Jidenu Hountondji, op. cit., p. 15.
vérité qui s’ignore, une réalité oublieuse de sa propre richesse, que d’autres situés et venus de l’autre côté de la mer, exploitent comme matière première. Et c’est pourquoi, les autres peuvent en bénéficier sans que lui n’en perçoive un tel avantage. Toutes ces déterminations conceptuelles nous renvoient à un univers de rejet, d’extériorité et de castration sous lesquels les cultures africaines ont été séquestrées et perçus comme exogènes à la marche de la raison selon le mot de Hegel.
« Le propre devient impropre, le même se fait autre. Vu du dehors, objectivé, chosifié, l’autochtone se voit investi d’une fonction nouvelle celle de « primitif », témoin privilégié des commencements imaginaires. »21
De la sorte, le rapport de l’Afrique et des Africains à la science et à la technologie se déploie sous le signe de la logique de l’extraversion, parce que les ressources épistémologiques qui régissent son existence sociale, ont des sources exogènes aux réalités culturelles africaines. Son sous-développement économique et social est la marque visible de son sous-développement scientifique et technologique, où d’une part, tout lui vient presque de l’extérieur quand ses réactions ne sont pas des formes de légitimations scientifiques et anthropologiques de soi face à ce même extérieur (le débat sur la problématique de l’existence d’une philosophie africaine) et, d’autre part, les formes de savoirs issues de ses cultures et de ses traditions sont presque ignorées. Bref, on se définit et détermine toujours face à l’extérieur.
C’est à ce point de friction que Hountondji introduit la notion des savoirs endogènes, pour lever ou surmonter deux obstacles majeurs comme exigence : l’un idéologique et l’autre épistémologique. Le premier permet de sortir de l’approche ethnologique et d’en briser le particularisme culturel. Le second aura pour tâche d’ouvrir par un travail critique d’éprouver le mode d’existence matérielle en les faisant passer par des procédures de validation logique et méthodologiques universelles conséquentes. À ce travail d’épistémologie générale, qui a pour but la critique méthodologique, logique et heuristique des savoirs endogènes en eux-mêmes et pour eux-mêmes afin de leur faire dire le principe et le potentiel actif scientifique, devra succéder une épistémologie appliquée. Cette dernière a pour tache d’indiquer les voies et les moyens qu’il faut emprunter pour utiliser les savoirs endogènes à des fins de développement endogène. Dès lors, il importe de se demander : en quoi l’épistémologie des savoirs endogènes peut-elle être une forme d’intégration, que Ki-zerbo appelle le développement endogène ?
II- LE DÉVELOPPEMENT ENDOGÈNE, LA VOIE DE L’INTÉGRATION AFRICAINE
Dans la section précédente, notre intention a eu pour tâche de déterminer la nature et la place des savoirs endogènes dans l’univers épistémologique, intellectuel et culturel de l’Afrique, d’une part, et d’autre part, du monde. Il nous est apparu clairement que le développement de l’Afrique, comme de tout autre espace socio-politique, a pour fondement la culture, qui en constitue la sève nourricière, où il plonge ses racines. C’est sur ce terreau culturel comme fertilisant épistémologique que le développement en Afrique va s’appuyer et prospérer.
De ce fait, les savoirs endogènes, qui renvoient ipso facto à la question de l’école et de l’éducation, apparaissent comme le coeur du développement endogène. « L’éducation doit être considérée comme le coeur du développement. »22 Cela signifie clairement qu’un repositionnement de l’école et de l’éducation au coeur de la société, est la voie royale pour l’Afrique de reprendre l’initiative historique de la pensée et de la technologie.
L’analyse de cette métaphore du coeur utilisée par Ki-Zerbo n’a pas échappé à David Musa Soro, qui a mis en lumière ce qui constitue l’épine dorsale de la théorie de la connaissance du penseur burkinabé, à travers les notions de l’école culturellement intégré et du développement. Selon lui,
« Pour comprendre le sens de cette métaphore il faut se référer au rôle que joue le coeur dans l’organisme humain. Le coeur, ce muscle creux recevant par les veines le sang et le propulsant dans les artères, assurant ainsi la circulation du sang dans l’organisme, est le symbole de la vie. C’est lui qui
21 Idem., p. 15.
22 Joseph Ki-Zerbo, À quand l’Afrique ? Entretien avec René Holenstein, Paris, Éd. De l’Aube, 2003, p. 174.
assure le fonctionnement normal de l’organisme. C’est pourquoi, lorsqu’il est défaillant, le diagnostic vital est engagé. »23
Tout comme le coeur est au centre du fonctionnement de l’organisme, de même l’école est le centre névralgique de la société. À travers la métaphore du coeur, Ki-Zerbo re-pense et ré-place l’école et l’éducation au centre du développement de la société.
Car l’école, par son rôle stratégique, assure la conception, l’édition, la diffusion, la formation et le re-nouvellement des cadres, des générations et des idées. L’école est facteur de réaffirmation de soi, d’émancipation, parce qu’elle est transmettrice de valeurs et de normes morales, sociales, intellectuelles : le respect, la courtoisie, l’honnêteté, la discipline, l’égalité, la liberté, la justice, etc. On comprend pourquoi, l’école coloniale fut cette machine à enseigner au colonisé la haine et le mépris de soi, c’est-à-dire un instrument à produire l’aliénation et l’extraversion économique, intellectuelle et sociale, parce qu’elle était en dé-phasage avec les réalités sociales et culturelles africaines.
On connaît la pertinence et le réalisme factuel critique de Frantz Fanon24 et d’Albert Memmi25 sur cette entreprise de dé-responsabilisation et de dé-personnalisation du colonisé. Si l’Afrique va mal, si elle se développe mal, c’est parce que l’école qui est le coeur de la société, charrie des valeurs et des normes nocives : corruption, culte de la médiocratie, tricherie, programmes inadaptés, etc. C’est dans cet objectif qu’il faut re-penser la question de l’école. « Autrement dit, l’école doit s’imprégner de la culture africaine »26
Les programmes scolaires doivent intégrer spécifiquement l’enseignement de la philosophie, de la géographie, de l’histoire, des arts négro-africains orientés sur la connaissance et l’étude des réalités sociales et culturelles africaines. Ainsi, sans prôner l’opposition ou la suppression systématique des langues officielles comme le français ou l’anglais, le penseur burkinabé préconise l’introduction des langues africaines comme langue d’enseignement, de communication, de science, de civilisation dans les programmes scolaires. Car l’apprentissage dans sa langue maternelle rend la transmission de la connaissance plus accessible.
Cette situation permettra de mieux s’approprier les savoirs endogènes issus des cultures négro-africaines dans leur rapport au monde extérieur. En reprenant cette initiative, les Africains reprennent par ce même fait la re-construction d’un espace mental, social et culturel à partir de soi, une école dont les programmes s’intègrent véritablement dans les réalités culturelles africaines.
C’est en cela qu’aux savoirs endogènes en amont font écho le développement endogène en aval. Car il n’y a pas de développement ex-nihilo, c’est-à-dire à partir de rien, ce désert culturel et épistémologique qui n’existe que dans les contes de fées, comme il n’y a pas aussi de développement à partir de la tabula rasa, qui veut qu’on jette le bébé avec l’eau du bain. Et que l’Afrique apparaisse comme vierge historiquement et culturellement sur l’axe du progrès et du développement. Mais, le développement est tout autre nous dit Ki-Zerbo.
Comme verbe le développement se décline à la forme pronominale : le verbe se développer. Cela montre clairement qu’en tant que processus et acte intérieur du sujet en action, le développement se fait à partir de soi, à partir des éléments ou des matériaux tirés de sa culture.
« Le développement vrai et durable est celui que nous concevons nous-mêmes et qui est le produit de nos cultures. Il faut donc se connecter, rester connecté au coeur de l’Afrique. »27
Il faut se re-connecter aux valeurs culturelles et sociales africaines. C’est cet élément culturel, fonctionnant comme principe actif au coeur de la société qui lui donne sa coloration et sa spécificité locale,
23 David Musa Soro, « De l’exigence d’une école culturellement intégrée et la problématique du développement de l’Afrique chez Joseph Ki-Zerbo », Ethiopiques, n° 77, Littérature, philosophie et art, 2ème semestre, 2006, p. 64.
24 Frantz Fanon, Peau noir masques blancs, Paris, Présence Africaine, 1952.
25 Albert Memmi, Portrait du colonisé, suivi de, portait du colonisateur, Paris, Ed. Fancophone, 1989.
26 Soro, op. cit, p. 64.
27 Joseph Ki-Zerbo, Regard sur la société africaine, Dakar, Panafrika/Silex/ Nouvelles du Sud, 2009, p. 9.
en tant que figure de l’universel, cette synthèse dynamique avec sa configuration socialement et culturellement variée. Aucun pays n’échappe à cette détermination.
Tous les pays déclarés ou supposés comme développés l’ont été à partir de leurs ressources culturelles propres. C’est pourquoi, aucun pays du monde ne peut se développer de la même manière qu’un autre. Le modèle japonais s’est appuyé sur le shintoïsme, tout comme le modèle chinois sur le confucianisme, le modèle turc sur des valeurs arabo-musulmanes. Ces modèles sont inimitables en soi. Ils se sont articulés voire enrichis au contact de données extérieures, certaines valeurs de cultures et de civilisations occidentales.
Cela montre clairement que le développement a des constantes économiques, scientifiques, intellectuelles comme normes universelles : l’élévation du niveau de vie, du taux d’alphabétisation, du taux d’industrialisation, de la croissance économique, etc. Ces constantes s’appuient toujours sur des variables culturelles, intellectuelles et sociales comme valeurs : l’aspiration au bonheur, les croyances, les coutumes, les créations artistiques et intellectuelles, etc. Le développement repose sur l’articulation dialectique de ces deux facteurs.
Ici, ce sont les savoirs endogènes comme base matricielle des cultures africaines qui sont aux fondements du développement africain, lequel s’appuie sur des données culturelles et sociales propres, qui se transforment et se métamorphosent au contact des valeurs extérieures qui l’enrichissent. Ce principe d’ouverture permet d’éviter « le culturalisme identitaire »28, c’est-à-dire l’enfermement.
« L’endogène n’est ni un africanisme de plus ni une néonégritude. C’est un concept universel. L’endogène n’est ni un trésor enfoui que nous devons déterrer ni une diapositive figée pour la contemplation. C’est le moment d’un processus : un mixte dans la verticalité du temps entre l’ancien et le neuf et dans l’horizontalité de l’espace « poreux à tous les souffles du monde » (A. Césaire) »29
Cette idée sera plus explicite à travers la métaphore de l’arbre que Ki-Zerbo utilise comme image du développement endogène, après celle du coeur.
Il écrit précisément ceci : « L’arbre est enraciné, il passe dans les profondeurs de la culture sous-jacente, mais il est ouvert aussi vers des échanges multiformes, il n’est pas emmuré et scellé. »30 L’arbre se compose de trois parties : les racines, le tronc, et les branches. Les racines puisent dans le sol les nutriments nécessaires à la croissance de l’arbre. Ces nutriments vont fortifier le tronc qui va prendre du volume. Les branches de l’arbre vont se multiplier. Cela va se percevoir à travers l’abondance et la fraîcheur du feuillage. Le feuillage va absorber l’oxygène et re-jeter le gaz carbonique. Plus tard, pour donner des fruits l’arbre va entrer dans un cycle de floraison. Cela ne peut s’accomplir qu’à travers un processus biochimique complexe appelé la photosynthèse. La photosynthèse est la synthèse de substances organiques réalisée par les plantes à partir d’eau et de gaz en présence de lumière. La plante ramène tout à soi. Sans dé-réguler le principe de son fonctionnement structurel, elle intègre à soi les éléments nécessaires à son développement. Elle va puiser plus loin dans le sol les nutriments quand le sol n’est pas très riche. Dans un tel contexte, il s’adapte aux facteurs climatiques favorables ou défavorables. Cela, pour montrer que le développement endogène est un projet conscient et libre. A partir des éléments disponibles dans sa culture, le sujet collectif va chercher ailleurs les éléments nécessaires à sa croissance et à son développement. Ces éléments seront intégrés et vont fortifier l’organisme social. Bref, c’est la subjectivité du développement, comme processus de réalisation de soi par soi et pour soi. Le développement endogène est aussi intégration et adaptation.
Chez Ki-Zerbo, la métaphore du coeur et de l’arbre suggère que le développement endogène repose sur l’exigence d’une approche systémique et unitaire, une perception globale, intégrale et intégrative entre les différents éléments sociaux et culturels des réalités africaines. Le coeur et l’arbre, lieu de synthèse et d’activités dynamiques, ont ceci en commun que dans leur fonctionnement structurel, ils ramènent tout à eux mêmes. Dans la perception du développement endogène, cette dynamique repose sur une approche
28 Joseph Ki-Zerbo, À quand l’Afrique ?, op. cit., 178.
29 Joseph Ki-Zerbo, Repère pour l’Afrique, Dakar, Panafrika/Silex/ Nouvelles du Sud, 2007, p. 107.
30 Joseph Ki-Zerbo, À quand l’Afrique ?, op.cit., p. 172.
systémique tant dans la visée épistémologique, sociologique et anthropologique que dans la dimension historique. Cette conduite intentionnelle a comme projet d’établir des ponts et des liens organiques fonctionnels entre les différentes réalités. Cela permet de comprendre que le développement vise ceci :
« Liaison régulière entre théorie et pratique ; interdépendance entre passé, présent et avenir ; perception globale et intégrative de l’homme et du développement ; approche unitaire du continent africain pour son développement qui doit être intégral et harmonieux. »31
Le développement endogène est donc perçu comme un processus mixte, qui lie et re-lie des éléments apparemment épars, distendus par une perception artificielle, comme on pourrait séparer radicalement le passé du présent. Comme tel, sans abolir ces trois unités du temps, il concilie et réalise les promesses du passé, affronte les défis du présent et s’ouvre sur les attentes du futur. « L’endogène vivant est un concept de lutte, de confrontation et de synthèse, d’auto-construction à partir des briques d’origines divers mais sélectionné de façon autonome.»32 L’endogène est le lieu de la ré-conciliation, du dialogue, de la discussion, de la sélection, de synthèse et de l’élaboration de soi.
S’il est vrai, nous dit le savant burkinabé, que l’espace africain semble « un sujet éclaté »33 et dépossédé comme Dionysos dans sa logique incontrôlable et incontrôlée des multiplicités, entendue ici comme moment de dispersion de l’instant re-productif, par un morcellement culturel, une fragilité sociale, une solidarité étouffante, une prodigalité incontrôlée, un totalitarisme sociologique et une gérontocratie tyrannique, il est aussi vrai qu’il existe une unité d’espace, de culture, de civilisation et d’histoire en Afrique. Cette unité se perçoit au plan économique, social, religieux et artistique, permettant d’établir « une sorte de fiche d’identité des négro-africains »34. Selon lui,
« Au point de vue économique, il y a des formes d’organisations traditionnelles qui sont identiques dans presque tous les groupes ethniques africaines.»35
Puis, il ajoute que
« Du point de vue social, la société négro-africaine est essentiellement une société initiatique de classes d’âges, de préparations et d’intégration successives des générations, les unes après les autres. Cette organisation se retrouve presque identique dans tous les pays négro-africains : depuis les Bassari de Guinée jusqu’au Masaï d’Afrique orientale, on retrouve les mêmes formes d’organisation sociale. »36
Cette unité est aussi valable aux plans religieux à travers les sacrifices que les Africains pratiquent. L’unité se perçoit au niveau artistique : un art fonctionnel et familial ancré dans l’expérience vécu de la communauté.
Dès lors, l’endogène se perçoit comme un concept vivant, doté d’historicité et de socialité. Il se pose comme le mouvement dynamique qui oriente la marche des peuples africains dans leur lutte pour la vie et la survie, le re-nouvellement de soi. Bref, à travers le développement endogène, c’est la voie de l’intégration qui s’impose aux Africains comme moyen de re-centrer leur être social, politique et
31 Amadé Badini, « Ki-Zerbo, 1922_ » Perspectives : revue trimestrielle d’éducation comparée, Paris, UNESCO : Bureau international d’éducation, vol. XXIX, n° 4, 1999, p. 699-711. (en ligne).
©UNESCO : Bureau international d’éducation, 2000, www .unesco.org (consulté le 20/11/2011), p. 4.
32 Joseph Ki-Zerbo, « Le développement clé en tête » La natte des autres. Pour un développement endogène en Afrique, Acte du colloque du Centre de Recherche pour le Développement Endogène (C.R.D.E.), Bamako, 1989, CODESRIA, Paris, Karthala, 1992, p. 51
33 Mamoussé Diagne, « Contribution à une critique du principe des paradigmes dominats », La nattes des autres. Pour un développement endogène en Afrique, Acte du colloque du Centre de Recherche pour le Développement Endogène (C.R.D.E.), Bamako, 1989, CODESRIA, Paris, Karthala, 1992, p. 113.
34 Joseph Ki-Zerbo, « La crise actuelle de la civilisation africaine », Rencontre internationales de Bouaké. Tradition et modernisme en Afrique, Paris, Seuil, 1962, p. 129.
35 Ibidem.
36 Joseph Ki-Zerbo, op. cit. p. 129.
économique au coeur de leur devenir. L’intégration, nous dit Ki-Zerbo, a trois dimensions : une dimension historico-culturelle, une dimension spatiale et économique, une dimension sociale et économique.
La première est à l’origine de la conscience historique, qui re-lie le passé, le présent et le futur culturel à une histoire homogène. La conscience historique (passé, présent, futur) est le moyen par lequel se « constitue en sujet de l’évolution humaine »37 toute individualité ou collectivité, qui veut s’auto-positionner dans son acte créateur comme projet de société. La conscience historique est une réappropriation du temps de l’acte de pro-duction et de re-production au sens biologique, génétique, social du terme avec ses connotations sexuelles, anthropologiques, économiques ou intellectuelles.
La deuxième, avec son aspect économique, permet d’établir un système d’échange et de compensation entre zones productrices de matière agricole et industrielle. Ainsi chaque État reçoit de l’autre ce qu’il ne produit pas, et vice-versa., selon la loi de la différence et de la compensation de production.
La troisième dimension de l’intégration a pour tâche de révéler aux Africains que la diversité et le pluralisme des cultures africaines est en fait le reflet ontologique et sociologique de son unité originaire. Au-delà des différences ethniques et sociales, il y a une unité structurelle au plan historique, politique, religieux. L’intégration apparaît comme un référentiel territorial, existentiel, mnémonique et projectal. L’intégration africaine devient une exigence ontologique et un impératif sociologique. On voit bien que l’intégration africaine a pour terreau fertile et fécond le développement endogène.
Pour Ki-Zerbo, l’intégration africaine devient une nécessité, parce qu’elle se présente comme des réponses aux frontières réelles ou symboliques étatiques actuelles, qui se dressent comme barrières géographiques et linguistiques artificielles entre les Africains, ce qui ne correspond nullement aux réalités historiques, culturelles et sociales de l’Afrique. L’intégration permet ainsi de fortifier le tissu d’une forme de complémentarité et de solidarités agissantes, selon la loi d’agrégation des plus faibles qui se réunissent pour lutter ensemble et surmonter ensembles des problèmes ou des difficultés communes, entre États africains que tout lie sur le plan culturel et historique. À parti de là, on peut dire avec Ki-Zerbo que « le développement endogène est facteur d’intégration »38 L’intégration est une forme de conscience, surtout de conscience historique. Elle relie les éléments de notre personnalité éparse, dans le temps et l’espace comme les membres disséminés d’Osiris éparpillés par la fureur nihiliste de son frère Seth. L’intégration se présente ainsi comme une tentative de re-membrer l’Osiris-africain. Le développement endogène est l’instrument et la réponse de ce re-membrement, par la voie de l’intégration.
Comme on le voit, le développement endogène comme moyen et finalité de intégration africaine est une tâche historique et épistémologique de re-conquête et de ré-construction de soi et pour soi par la pensée.
CONCLUSION
Au terme de cette analyse, nous retenons que le passage des savoirs endogènes au développement endogène n’est pas un acte arbitraire et artificiel de greffage monstrueux. Les savoirs endogènes comme capital culturel et scientifique représentent le potentiel épistémologique et social de l’Afrique. Ils sont le lieu génésique du développement endogène, qui lui-même se veut son point d’ancrage. Comme tel, le développement endogène est le lieu de génération et de restauration de l’historicité même de l’Afrique, parce qu’il institue un paradigme, celui de la subjectivité du développement qui re-place les Africains dans la dynamique de l’acte auto-créateur, comme projet de société qui se construit consciemment, librement et de façon responsable. Ce passage est un lien logique et un acte cohérent et lucide qui permettra aux Africains de se réapproprier le flux continuel historique (le passé, le présent et le futur). Tel est la voie de l’intégration africaine au plan épistémologique, technologique, social et culturel. C’est ce défi que les Africains doivent affronter, qui pose et ouvre les dimensions de l’humain à ses possibilités les meilleurs comme exigence éthique, politique et civilisationnelle. Réussir ce pari n’est-ce pas offrir, du même coup, la meilleure perspective de promotion de l’Afrique par elle-même et pour elle-même?
37 Joseph Ki-Zerbo, Repère pour l’Afrique, op. cit., p. 153.
38 Joseph Ki-Zerbo, « Le développement clé en tête », La natte des autres, op. cit., p. 28
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Pour citer cet article : Lettres d’Ivoire, Revue scientifique de Littératures, Langues et Sciences Humaines, No 012 – No Spécial, Décembre 2011, ISSN – 1991- 8666, PP. 129-140.

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